J’ai décidé d’arrêter de courir. Marcher, ce sera déjà bien. Pas forcément sur une longue distance, non, juste de quoi reprendre mon souffle. Ça fait trop longtemps que je vois au loin cette ligne d’arrivée. Trop longtemps que je vois cette foule hurler en silence un nom qui n’est pas le mien. Trop longtemps que je veux gagner une course qui ne m’apportera aucune médaille. Même pas celle du mérite. Alors autant marcher. Autant prendre le temps de savourer ma défaite plutôt que d’espérer une victoire impossible.
C’est pas mal finalement. On s’habitue vite à cette façon d’avancer. C’est évidemment plus lent, mais ça permet de voir autour de soi et pas seulement devant. Je peux maintenant saluer les quelques personnes qui sont à mes côtés. J’ai même eu une conversation avec l’une d’entre elles. Une conversation sur tout et rien qui a duré au moins dix kilomètres. Nous nous sommes juré de marcher à nouveau ensemble, mais elle s’est mise à courir et je ne l’ai plus jamais revue.
Je ne savais pas que c’était possible de se mettre à courir. Moi je suis né coureur. Mes parents l’étaient. Mes frères et sœurs le sont. Il y a même la légende qui dit qu’un de nos ancêtres aurait gagné une médaille. On a toujours été entre coureurs de naissance. On ne pouvait pas croire que c’était possible de passer de la marche à la course — l’inverse, oui, ça arrivait, mais c’était la honte. Nous étions persuadés que c’était inné. On ne devenait pas coureur, on l’était. Point.
Je commence à en avoir marre de voir tous ces gens accélérer leur pas et disparaître au loin. Et ceux qui continuent de marcher avec moi finissent par m’ennuyer. Ils me ressemblent tous. Ils ont tous un petit côté dépressif qui devient pénible à la longue. Alors autant s’arrêter. C’est ça. Je pourrais en être fier, je serais le premier de la famille à le faire, être debout sans mettre un pied devant l’autre. Mais c’est terrifiant de rester immobile au milieu des gens qui passent. Est-ce que je vais mourir ?
Ça fait un moment maintenant que je suis planté là. Personne ne me remarque et c’est à peine si on fait l’effort de me contourner. Beaucoup me rentrent dedans sans s’excuser avant de continuer d’avancer toujours plus loin, toujours plus vite. L’autre jour, j’ai reconnu le plus jeune fils de ma sœur, il ne sait pas encore marcher qu’il court déjà. Le seul avantage de ma situation, c’est que je vois tout le monde maintenant, même les autres immobiles. On se fait des signes, parfois. Il y en a qui sont assis.
Je me suis accroupi pour ne pas avoir l’air d’être assis ; un reste de fierté mal placée. Dans cette position, je peux encore distinguer ceux qui avancent. C’est comme une masse floue agitée par des vents plus ou moins rapides. C’est apaisant de ne plus les voir clairement. Allez, asseyons-nous un instant. Qui sait, peut-être que j’arriverai à me relever ? Tu parles, je pique déjà du nez. Ce n’est pas grave. Je suis content d’avoir tout arrêté, je vais enfin pouvoir me reposer. Je vais enfin pouvoir m’allonger.