Alice est assise sur le canapé et s’évertue à cacher son agacement. Ses deux mains de jeune adulte se tiennent sagement sur ses genoux serrés au-dessus de ses pieds. Un mug de thé décoré d’un cœur stylisé fume lentement devant elle, posé sur la table basse. Elle sourit au Chapelier qui l’observe étrangement, assis sur un pouf, de l’autre côté de la table. À côté d’elle, le Lapin la toise discrètement en tapant nerveusement de la patte inférieure gauche contre le plancher. Les coussinets font peu de bruits en cognant le sol et produisent de légers pof-pof rapides et réguliers. Debout et appuyée contre le chambranle de la porte qui donne accès au salon, la Chenille observe la scène d’un air distant en tirant nonchalamment sur une cigarette électronique.
Le Lapin regarde sa montre.
– Mais qu’est-ce qu’il fait, il devrait déjà être là depuis vingt minutes !
Il se tourne vers la Chenille.
– Il ne t’a rien dit ? Tu es sûr qu’il n’a pas oublié ?
La Chenille se contente de faire non avec la tête après avoir recraché sa vapeur.
Le Chapelier s’adresse timidement à Alice.
– Vous êtes certaine de ne pas vouloir de sucre ?
Alice regarde son mug et répond en forçant son sourire.
– Non merci, toujours pas.
Elle examine pour la dixième fois les murs très blancs du salon. Une grande fenêtre à double vitrage donne sur la rue. Une bibliothèque sobre remplie de livres en anglais. Un écran plat de taille raisonnable, posé sur un meuble garni de DVD comportant exclusivement des dessins animés. Un grand miroir horizontal au-dessus du canapé. Plusieurs petites peintures encadrées ornent la pièce et ne représentent que les variations d’un même thème : la carte à jouer. Abstraites, figuratives, cubistes, hyperréalistes, pops, etc. Il doit y en avoir une dizaine. Seule la reine de cœur est une vraie carte. Toute jaunie. Toute racornie. Toute flétrie.
Le son d’une clé tournant dans une serrure résonne dans le petit corridor de l’entrée. Le Chapelier tourne la tête vers l’origine du bruit. Le lapin dresse une oreille. La Chenille s’arrête un instant de vaper. Une sorte de glissement se fait entendre. Le Chat, très élégant, apparaît dans l’encadrement de la porte. Il sourit chaleureusement à l’assistance.
– Bonsoir tout le monde, désolé pour le retard.
Il se dirige prestement vers Alice et lui tend la patte en se penchant.
– Ravi de vous revoir, jeune fille.
Elle sert la patte tendue sans se lever et ne peut résister à l’envie de montrer son ressentiment envers ce matou en retard en lui décochant son sourire le plus faux. Le chat remarque immédiatement l’attitude de la jeune femme, mais cela ne fait que l’amuser. Il jette un œil rapide vers le Lapin qui fulmine et s’installe sur un tabouret libre à côté du Chapelier. Ce dernier se décale sur le côté en soulevant son pouf ; il ne semble pas particulièrement apprécier la proximité du félin.
Le Lapin se lève soudainement.
– Bon maintenant que tout le monde est enfin là, nous allons pouvoir commencer et, en tant que premier résident, je parlerai au nom de tous.
Il effectue un rapide tour de table visuel et s’éclaircit la voix.
– Alice, après vous avoir rencontrée lors de votre première visite, nous avons attentivement examiné votre dossier et, suite à une courte et intense conversation avec mes collègues résidents ici présents, nous nous sommes mis d’accord et nous sommes prêts à envisager éventuellement de vous accueillir au sein du « terrier », comme nous aimons appeler espièglement cet espace commun que nous partageons.
Le lapin regarde brièvement les convives avec un petit sourire satisfait et reprend, légèrement déçu par l’apathie générale.
– Bon. Il nous reste cependant à voir une dernière chose avec vous. Chacun d’entre nous a une question précise qu’il aimerait vous poser. Je ne vous garantis pas plus la qualité de ces questions que leur pertinence, mais elles permettront néanmoins de déterminer de manière certaine si nous vous acceptons en notre compagnie. Je commencerai par la mienne, qui est la suivante : êtes-vous de nature ponctuelle ?
Alice ne s’attendait pas à une question aussi évidente de la part du Lapin, mais elle consent à lui répondre en toute honnêteté.
– Oui et non.
Le sourcil haussé du Lapin montre qu’il n’est pas tout à fait satisfait de cette réponse pour le moins laconique.
– Pouvez-vous développer, je vous prie ?
Alice réfléchit un instant, se penche pour prendre une gorgée de thé et finit par répondre, le mug à la main.
– C’est simple. Si je dois être à l’heure, je le suis, si je n’ai pas à l’être, je ne le suis pas forcément. Ce soir, j’étais à l’heure, car j’étais obligée de l’être par la nature formelle de ce rendez-vous, comme au travail, si vous voulez, mais si un ami me donne rendez-vous, je ne sais pas, disons à 15 h au parc devant la fontaine, il se peut que je n’y sois que vers 15 h 10, 15 h 15, car il faut que je finisse absolument le livre que je suis en train de lire, et que l’ami en question, par la nature de notre relation, saura me pardonner, par exemple.
Le Lapin semble surpris par la réponse. Il ne saisit pas bien le concept de la nature « amicale », mais apprécie particulièrement qu’Alice ait traité leur entretien de « formel ». Il hésite un instant puis s’exprime.
– Très bien. Très bien. Je crois pouvoir dire que je suis entièrement satisfait de votre réponse. Je laisse donc la parole à la Chenille, en accord avec le tour de table sur lequel nous nous étions entendus mes camarades et moi-même.
La Chenille se décolle lentement du chambranle contre lequel elle n’a cessé de s’appuyer. Elle tire longuement sur sa vapeuse et recrache un énorme nuage qu’elle disperse d’une main indolente en bâillant bruyamment.
– Heureusement que c’est à moi, je crois que je n’aurais pas survécu à deux autres questions du même genre… En ce qui me concerne, Alice, je ne vais pas vous prendre la tête longtemps, car je me fous complètement de savoir si vous resterez ou pas avec nous, mais comme je suis obligé de vous poser une question à cause d’un bouffeur de carottes tyrannique, voici la mienne : rouge ou bleu ?
Alice regarde la Chenille comme si elle venait de lui demander la couleur du cheval blanc.
– Ben, ça dépend, voyons.
La chenille n’ayant pas de sourcils, elle ne peut rien hausser, mais le petit filet de vapeur qu’elle vient d’exhaler précipitamment démontre une certaine perte de contenance.
Alice se tourne vers le reste de l’auditoire et reprend son mug.
– Ben oui quoi. Si on parle du rouge comme le sang qui coule dans nos veines et fait battre notre cœur, la couleur de ce qui nous rend vraiment vivants, eh bien je choisis le rouge évidemment. Mais si c’est le rouge de ce même sang qui sort de toutes les blessures des hommes en formant des flaques de mort pourpre, alors non, c’est trop affreux et je ne veux pas de cette couleur. Pareil pour le bleu, si c’est celui de la mer dans un dessin d’enfant, la couleur de ce qui rend vraiment le ciel éblouissant, eh bien je choisis le bleu, évidemment. Mais si c’est le bleu des coups de poings ou pire, celui du sang des anciens rois despotes, alors non, je n’en veux pas non plus.
La Chenille n’en revient pas et l’étonnement chez cet invertébré est extrêmement rare.
– Alors, ça ! Je ne m’y attendais vraiment pas. Bravo, mon indifférence à votre égard a foutu le camp et je crois même que l’ombre de la pointe d’une excitation parcourt mon absence d’échine à l’idée de vous compter parmi nous. Félicitations !
Le Lapin annonce le prochain intervenant.
– C’est au tour du Chapelier de vous interroger maintenant.
Le Chapelier se redresse brusquement, comme surpris que cela soit à lui de s’exprimer. Il regarde le Lapin avec un mélange d’interrogation, de peur et de pitié dans les yeux. Le Lapin le rassure.
– Allez-y, mon ami. Personne ne vous jugera.
Le Chapelier se retourne vers Alice et, sans la regarder dans les yeux, se lance.
– Alors, même si l’alpha et l’oméga ne sont qu’une affaire de style, je promets d’être aussi sage que l’image. Pardonnez d’avance l’incongruité de cette mauvaise tortue, mais si elle ne nous obligeait pas à tousser — le Chapelier tousse —, personne ne serait capable de parler. Alors, contre toute l’attente qui va de soi, me voilà contraint de prendre la marche du train. Dont acte. Mais je tiens à préciser que je ne suis en aucun cas responsable du fait que les archers décochent, que les arbres s’effeuillent et que le corbeau s’effiloche. Alors, voilà, j’ose demander ceci à votre exquise et je n’en suis pas peu pas fier : est-ce que la porte se ferme quand vous la poussez du pied ?
Alice, qui n’a pas reposé son mug, se concentre et scrute le sol en hochant la tête, apparemment plongée dans une intense réflexion. Elle relève enfin son visage et fixe le Chapelier.
– Ma réponse sera brève : je pense que oui et que c’est bien malheureux. Et merci pour cette question, monsieur le Chapelier.
Celui-ci regarde Alice comme si elle était une apparition mariale. Un sourire béat traverse sa figure rougissante et confirme sans un mot toute son adhésion à la candidature de la jeune fille.
Le Lapin s’apprête à nommer le prochain participant, mais le Chat se lève d’un bond gracieux et plaque sa patte sur la bouche du menu gibier.
– Chhhh… Pas la peine de m’annoncer, je suis le dernier, mon Lapinou. Et prenez donc ma place afin que je sois plus près de notre invitée.
Le Lapin considère stoïquement le Chat et se lève comme si cela était de son fait. Le félidé s’installe à côté de la candidate et se met à l’aise en plaçant son bras derrière elle sur le dossier du canapé. Alice le regarde, guère impressionnée par le sourire perpétuellement enjôleur de l’impudent.
– Douce Alice, il va sans dire que je n’ai besoin d’aucune stupide question pour accepter avec plaisir de partager notre lieu avec vous. Mais j’avoue que l’idée est distrayante et que le fait de poser une question est un moyen parfois habile de déterrer la vérité chez nos interlocuteurs. Je ne parle pas de bien et de mal, hein, je suis bien au-delà. Non, je parle de ce qui constitue notre âme. Notre matière à penser. Car, et je suis sûr que vous le savez, comme ce miroir au-dessus de nos têtes reflète une réalité purement fictionnelle, il en va de certaines réponses à certaines questions… Qu’en pensez-vous ?
Alice défie le rictus du Chat par un léger soupir de lassitude, et lui répond tout en portant le thé maintenant froid à sa bouche.
– J’en pense qu’effectivement la vérité n’est pas le reflet, mais il me semble que trop s’écouter ressemble à trop se regarder.
La moustache du Chat frémit et dénature un instant son sourire. Alice déglutit et reprend en lui souriant droit dans les yeux.
– Et que souvent, une réponse n’est que le mauvais reflet d’une mauvaise question.
Un silence lourd de possibles conséquences s’installe. Toute l’assistance observe le chat ainsi giflé.
Le Chat se lève doucement, le sourire tremblant. Un flash de colère fugace parcourt ses yeux. Il dresse une patte menaçante au-dessus d’Alice. Celle-ci le regarde avec un air d’étonnement faussement naïf.
Un rire énorme tonne soudainement.
– Tu n’as plus qu’à ramasser tes canines, mon gros Matou !
La chenille ondule sous les vagues de son rire. Le Chapelier la rejoint de manière aiguë et hystérique. Le Lapin s’unit à eux dans un rire grave et soubresautant, une main devant la bouche, l’autre sur le ventre.
Le Chat réalise soudainement sa position et son attitude. Son expression effarée est remplacée progressivement par un rire aussi fou que libérateur. Il se met à applaudir des deux pattes.
– Ô, Alice, vous avez dépassé de loin toutes nos espérances !
Il essuie une larme en reprenant son souffle, puis s’adresse au Lapin.
– Mon ami, face au succès indéniable que vient de rencontrer notre future colocataire, veuillez remplir votre office.
Le Lapin, se retenant de pouffer, fouille dans une poche de son gilet et s’approche d’Alice.
– Le ménage se fait à tour de rôle, une fois par semaine. Un espace culinaire vous sera réservé dans un des frigidaires. Vous aurez votre propre garde-manger. Le loyer est à verser tous les 10 du mois. Tenez, vous l’avez bien méritée. Voici la clé.