Short Nouvelle #28 – Deux humains

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Ces deux humains se serrent la main et savent qu’ils ne seront certainement jamais amis. Ils entament une conversation météorologique et savent qu’ils n’auront sûrement rien de plus à se dire. Ils se quittent à la sortie de l’ascenseur. Ils rentrent dans leur appartement respectif sans trop penser à l’autre. Mais cette rencontre fortuite laisse à chaque fois un goût d’inutile dans leur bouche. Une certaine gêne liée au fait qu’ils ne veulent pas croire que l’autre existe vraiment.

Ces deux humains rient très fort et savent qu’ils en font un peu trop. Ils trinquent en se souriant et savent qu’ils surjouent légèrement leur connivence. Ils boivent ensemble en regardant ailleurs. Ils ne savent pas encore s’ils seront amis, copains ou simples relations. Ils tentent naturellement d’établir un lien entre leur sympathie réciproque. Est-elle liée à quelque chose de solide ? Ou uniquement à des goûts précis et des petites croyances partagées ? Vont-ils s’aimer ou seulement s’apprécier ?

Ces deux humains se regardent et savent qu’ils ne s’aimeront peut-être pas toute leur vie. Ils se caressent la joue et savent qu’ils s’engueuleront peut-être dans une heure sur un détail de leur histoire. Ils s’embrassent tendrement et oublient soudainement de penser. Ils ne le font pas exprès. C’est uniquement la promesse d’une union physique qui leur permet enfin d’être centrés sur leur présent et rien d’autre. Plus qu’un présent, un instant. Le meilleur renoncement intellectuel que leur corps puisse offrir.

Ces deux humains s’insultent et savent que c’est inutile. Ils sont prêts à se battre pour arrêter le bruit de l’autre et savent qu’ils ne devraient pas en arriver là. Des coups maladroits. Un claque sur une oreille. Un coup de poing mou dans un ventre gras. Un pied levé bien haut dans le vide. Ils s’essoufflent vite et se regardent honteusement. Ils s’excusent presque en même temps et se prennent dans les bras. L’un des deux a les larmes aux yeux. L’autre pleure franchement. Ils resteront amis.

Ces deux humains ne sont pas du même côté du bureau et savent qu’il y a une raison pour cela. Ils font preuve d’une politesse excessive et savent qu’elle est parfaitement hypocrite. Ils jouent la partie d’un jeu où le gagnant est toujours le même. L’un offre, l’autre demande. L’un ordonne, l’autre obéit. L’un propose, l’autre dispose. Alors, autant s’entendre cordialement et accepter en souriant les miettes de celui qui est né gagnant plutôt que de s’épuiser à croire que l’on peut arrêter de perdre.

Ces deux humains hurlent ensemble contre ce qu’ils haïssent et ne savent pas que leur haine les isole. Ils trouvent une cible commune pour simplifier leur misère et ne savent pas qu’ils servent ceux qui l’ont construite. Ils trouvent de la puissance dans la meute pour crier au loup et transforment leur impuissance en cause alors qu’elle est une conséquence. Ils cherchent un maître qui pourra enfin les guider vers un empire illusoire et ne veulent qu’une chose : se soumettre.

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4 réflexions sur “Short Nouvelle #28 – Deux humains

  1. « Ces deux humains… » L’expression me met mal à l’aise, même si elle est fondamentalement juste. Mais l’humanité s’est structurée en exacerbant la différence sexuelle et en la hiérarchisant (lisez Hommes/femmes comme séparés par une ligne horizontale). Dans ces « brèves rencontres », il en est de masculines (ils sympathisent mais sont en réalité concurrents pour avoir le dernier mot du pouvoir, ou pour masquer qu’ils sont sans pouvoir), d’autres qui sont hétérosexuelles (Hommes/sur/femmes), d’autres indéfinies… ou centrées sur une autre hiérarchie, de classe ou de race ou …
    Se voir comme « deux humains », c’est surmonter bien des différences, des différentiations méprisantes (moi/les autres). Ce serait une construction voulue et non une rencontre fortuite et ignorante de soi.

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  2. Merci beaucoup pour ce commentaire !
    Je suis d’autant plus touché qu’il s’y trouve la quintessence de ce que j’apprécie dans votre travail.
    Par contre je ne suis pas sûr d’avoir tout saisi bien que je croie avoir compris le fond de votre pensée (que j’approuve totalement)…
    Voulez-vous dire que l’emploi du mot « humain » ne serait pas l’espèce de cache-sexe (au sens littéral) que je voulais afin, d’un point de vue purement narratif, d’éliminer toute connotation genrée ? Dans ce cas, est-ce que « deux — êtres — humains » serait plus adéquat ? Plus neutre ?
    Pour moi, les personnages qui interagissent dans ce texte ne se voient pas comme « deux humains », mais comme deux personnes. C’est le narrateur qui les humanise en les renvoyant à ce qu’ils devraient être (« surmonter bien des différences, des différentiations méprisantes (moi/les autres) »). D’où l’ironie, peut-être maladroite, du terme employé…
    D’autre part, je conçois parfaitement qu’il y a dans ce texte des interactions qui s’apparentent à un comportement dit « masculin », par contre je n’en vois aucune qui puisse évoquer une quelconque orientation sexuelle. Encore une fois, et peut-être ai-je raté mon effet, mais pour moi « deux humains » = deux femmes ou deux hommes ou une femme et un homme…
    En espérant que ma réponse ne soit pas complètement à côté de votre propos…
    Portez-vous bien !

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  3. Pour la première (conversation météo), j’ai vu évidemment deux hommes (poignée de main, ils…). Aucun souci (soin, care) de l’autre. Pour la 2e, après l’hésitation (trinquer, copains ou amis), j’ai vu un couple hétéro évidemment (« s’aimer »). Pour la 3e, les vieux amants, les retrouvailles, l’instant physique. La 4e, querelle d’ivrognes, donc masculine. La 4e, hiérarchie sociale où un homme profite du subordonné (homme ou femme). La 5e, un peu méprisante et visant à expliquer le populisme désiré…
    J’ai donc induit assez vite des rôles manifestement genrés (pas le dernier cas). Par opposition, un « humain » est pour moi ce que nous manquons en étant genrés, ce qui devrait devenir essentiel, à échanger, tandis que notre vécu genré serait accessoire.
    En fait, vous avez voulu dire que ces deux humains (égaux, frères ou sœurs) sont si peu humains (empreints d’humanité) ? Sauf à se retrouver après les coups, ou dans une meute désirant un chef ? Alors je ne l’ai pas perçu assez vite. Et la « dénonciation »/caricature me parait un peu courte : les rôles sociaux sont selon moi efficaces pour contraindre les interactions sociales et donc ineffaçables. L’altruisme, l’humanité partagée demande un dépassement conscient et partagé des rôles. Être altruiste avec votre patron ou votre employé ne crée pas un dépassement de cette hiérarchie sociale. Être un homme qui a le souci d’autrui n’efface pas la domination masculine millénaire et encore généralisée.
    Dans deux livres (de féministes) que je lis actuellement, l’homme (mâle) est un impensé qui se croit « être humain complet » et non un humain biaisé. D’où mon malaise de départ. Et mon malentendu avec votre démarche.
    Bon vent…

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  4. Merci d’avoir pris le temps de développer, c’est plus clair pour moi. Et je vous accorde que ce texte est un peu trop « short » pour y mettre toutes les intentions que je voudrais. Toujours est-il que je ne voulais en aucun cas exprimer le fait que les humains n’atteindront jamais une forme de « pureté » humaniste tant qu’ils ne s’aimeront pas tous en niant leurs distinctions sociales. Je laisse ça à la social-démocratie…
    D’autre part, je pense que les hommes se sont arrogé des pouvoirs sans partage depuis des millénaires sans que cela veuille dire pour autant qu’il y a une forme d’essentialisme induit. Nous sommes des constructions et l’humain, pour moi, n’est que ça.
    Les hommes ont gagné, les capitalistes ont gagné… Pour l’instant…

    Deux petites précisions :
    1 — Le dernier paragraphe « un peu méprisant » (il est vrai…) se veut être un écho aux événements de Charlottesville.
    2 — Tout le texte est au masculin et à la troisième personne (il ou ils) parce qu’il se réfère en permanence aux « deux (êtres) humains » et uniquement à eux.

    Portez-vous bien et n’hésitez pas à me donner les références des livres dont vous parlez !

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