Short Nouvelle #35 – Des vies

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Jean-Jaques regarde patiemment pousser le gazon. Une marguerite s’apprête à éclore d’un instant à l’autre. Né en 1933, il n’a pas vraiment connu la guerre. Il se souvient à peine de ses parents agriculteurs. Les vaches ce n’était pas son truc, alors il est devenu mécanicien à 13 ans. 50 ans dans la même boîte ; il en a eu une médaille. De quoi se payer un pavillon, d’avoir une femme et deux enfants. Depuis qu’il est à la retraite, il fait ce qui l’a toujours passionné : regarder la vie pousser lentement.

Joséphine déteste quand on l’appelle Josée. Elle trouve ça vulgaire. Née en 1963, elle n’a pas connu la révolution des étudiants en manque. De toute façon, elle aurait suivi ses parents dans la contre-manifestation pour de Gaule. Elle, ce n’est pas une tire au flanc et sa boîte, malgré l’apport de ses parents, elle l’a méritée. Elle gère maintenant une centaine de personnes. Elle fait partie de ses dirigeants qui plaisent aux présidents, elle crée de l’emploi et de la richesse. C’est ça de manger sans avoir jamais eu faim.

Marc gomme le même trait pour la sixième fois. L’inspiration ne vient pas aujourd’hui. Ce n’est qu’une pomme et il n’arrive pas à la dessiner. Un peu comme sa vie. À 36 ans, cela fait dix ans qu’il a quitté la maison familiale et qu’il cherche depuis la voie la plus éloignée possible de celle de ses parents, employés de banque dans une petite ville de province. Il a plutôt bien réussi. Il gagne quatre fois moins d’argent qu’eux et n’a pas de talents particuliers. Il vit sa dépression correctement.

Mathilde observe avec envie ce petit béret rouge. Il est un peu cher, mais elle s’imagine déjà toute mignonne avec. Elle regarde dans son porte-monnaie tout en sachant très bien qu’elle n’y trouvera que le reste des vingt euros qu’elle a retiré il y a quatre jours. Quand elle est née à la fin des années quarante, ses parents ne s’attendaient pas à ce qu’elle soit assistante maternelle toute sa vie. Pourtant, même si la retraite est maigre, Mathilde estime qu’elle a eu une vie heureuse. La vie d’une douce.

Milo aime bien l’école. Du moins les cours. C’est les autres élèves qu’il n’aime pas. Et il ne les aime pas parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi il veut savoir comment se font les trucs d’adultes. Compter et lire, c’est facile, mais trouver combien de seaux de cinq décilitres contient une baignoire de 48 litres, ça, il n’y a que les adultes qui peuvent se le demander. Et ça le fascine. Il se souvient que quand il était jeune, il y a quatre ans, il adorait montrer qu’il avait déjà sa propre signature. Un gribouillis. Comme les grands.

Camille n’est pas encore né-e et, du coup, elle/il n’en a rien à foutre de rien. Pauvre, riche, stupide, brillant-e, raciste, tolérant-e, à droite, à gauche, hétéro, homo, rien, tout, moyen. Rien à foutre. Pour l’instant, seul le son sourd provenant de l’extérieur de sa prison liquide retient son attention. Et aussi les bulles. Et ses doigts qui se déplient. Et son pied ou son genou qui se heurtent à la paroi. Quand ça arrive, les grosses voix répondent de l’autre côté. Ça lui fait un peu peur, mais ça trompe légèrement l’ennui de cette non-vie. Une promesse ?

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