Tous les sédiments reviennent à la côte. Je me demande pourquoi. Pourquoi s’échouent-ils ici ? Qu’est-ce qui a amené tous ces bouts de croûte sur le rivage ? D’où viennent-ils tous ? Pourquoi se sont-ils arrachés à la terre ? À leur terre ?
Benveniste se retourne pour voir si quelqu’un le regarde penser, penché au-dessus du sable. Personne. Il est malheureusement seul. Il aurait aimé que ce soit Juliette. Elle aurait su trouver les mots qui soignent. Les mots qui recouvrent. Les mots qui tiennent chaud.
De toute façon, je ne sais même pas si ce sont des sédiments, je n’y connais rien. C’est peut-être du limon ou de toutes petites algues pourries. Peu importe ce que c’est. Toujours est-il que ça vient s’agglutiner là, sur ma plage. Et ça colle. Ça pue un peu aussi. Je me demande si c’est sale.
Juliette n’aurait pas supporté de le voir comme ça. Désœuvré et sans conscience. Uniquement concentré sur ce qui peut l’empêcher de tourner. Malgré tout ce qu’ils avaient traversé ensemble, il avait su regarder plus loin que lui. Maintenant, il est devenu myope ; seul ce qui est au bout de ses pieds nus l’intéresse.
Déjà que je n’avais pas grand-chose, si, en plus, le peu que j’ai est envahi par un corps étranger, qu’est ce que je vais devenir ? Il y en a trop et partout. C’est chez moi ici, merde ! Juliette, tu es où ? Pourquoi tu n’es pas resté ? Tu étais là puis pouf ! Disparue.
Juliette avait bien senti que quelque chose n’allait plus. L’humour de Benveniste se faisait plus tranchant, son amour devenait plus violent. Comme si ses comptes ne pouvaient plus se rendre que par l’agression.
Qu’est-ce qu’elle aurait fait elle ? Je ne sais pas, sûrement un truc de fille. Un truc avec des sentiments. Tu parles. C’était elle mon sentiment et elle m’a abandonné. Et puis ça sert à quoi ? Hein ? Face à des hordes de machins qui m’envahissent. Faut pas compter sur moi pour aller leur faire la bise !
Juliette décida de finir son périple seule. Il avait osé lever la main sur elle. L’humanité de Benveniste était morte quelque part au large d’une nation qu’ils avaient fuie ensemble. Ce qu’il restait de lui n’était plus que dégoût. La haine était trop près.
Je vais construire une petite digue de sable pour que toute cette saleté allogène ne se répande pas sur le seul espace qui me soit encore privé. C’est déjà dur d’être seul, si en plus je dois partager mes maigres ressources avec des parasites.
*
Le soleil arrive et épouse la surface de l’eau, leur union donne des couleurs que je ne connaissais pas. Ils ont enfanté une forme de beauté nouvelle. J’ai arrêté de pleurer depuis que j’ai réalisé le bonheur possible d’être sur cette terre inconnue.
Juliette pose sa tête sur l’épaule de Joseph, son nouveau compagnon. Il n’est pour l’instant qu’un bras sur lequel s’appuyer, mais elle pressent que la douceur de cet homme n’est pas qu’un piège rassurant et dangereux.
Le mince tissu qui me recouvre suffit amplement. Je pourrais presque être nue, mais les restes de ma vie passée ne me le permettent pas encore. Bientôt. Bientôt je pourrais être suffisamment libre. Bientôt je pourrais respirer sans économiser mon souffle. Bientôt je pourrais regarder l’autre sans en avoir peur. Bientôt.
Cela fait presque trois mois que Juliette est arrivée dans ce bout de monde. Elle a été accueillie sans être trop obligée de donner ce qu’il restait de sa chair. Très vite, des âmes désintéressées l’ont prise en charge. Elle essaya de rendre la politesse, mais ils n’avaient que faire de ce mot. Elle avait une tête, deux bras, deux jambes et un cœur, elle faisait donc partie de la même famille et l’on n’abandonne pas ses parents.
Je n’arrive pas encore à m’habituer à mon corps retrouvé. J’ai pris du poids. Mes pieds sont moins racornis. Mes mains ont cessé de trembler. Je me suis redressé. Je peux à nouveau me regarder dans un miroir, même si son reflet me renvoie toujours l’image d’une autre. Au moins, je n’ai plus l’impression d’y voir ma mère.
Juliette a pu prendre des nouvelles de l’endroit qu’elle a quitté. Rien ne va mieux. La guerre poursuit sa routine meurtrière. Peu de choses évoluent. Les nouveaux gentils sont toujours les futurs méchants et inversement. Entre les deux, des humains périssables et sans armes qui n’ont pour seule volonté que celle de vivre en paix.
Les odeurs de ma vie passée ne me manquent plus, cela fait trop longtemps qu’elles m’ont quittée. Trop longtemps que les violences du parcours les ont effacées. Ben était ma dernière offrande propitiatoire et je l’ai sacrifié. Et j’ai sacrifié avec lui les restes de ma civilisation massacrée. La résilience s’offre à ceux qui réussissent à mourir ailleurs.
Joseph se lève doucement. Il époussette les grains de sable collés à sa peau et secoue ses jambes légèrement ankylosées. Il regarde Juliette et lui tend la main en souriant. Un sourire qui invite à croire que l’humanité sera toujours un espoir naissant. Juliette accepte l’invitation. Avant de s’en aller, elle place sa main en visière face à la mer pour observer l’infini. Elle tente une dernière fois d’y retrouver son ancienne moitié.
Qu’es-tu devenu Ben ? La bête a-t-elle fini par te dévorer entièrement ou as-tu réussi à préserver tes dernières palpitations ? Es-tu heureux dans ta destruction ou as-tu définitivement détruit ce qui pouvait encore te rendre heureux ? J’ai peur que dans la résistance à ce qui ne t’a pas tué, tu aies pris la pire de tes faiblesses pour une force. J’ai peur que tu aies préféré mourir en attendant de vivre. Mais je n’ai plus peur maintenant et je te comprends. Adieu ou à n’importe qui ou quoi. La France est loin maintenant. Je t’aimais.