Il y a toujours un meurtre quelque part. Parfois bien en évidence, comme posé là au milieu du chemin, soit caché sous le paillasson à côté des clés oubliées de notre conscience. Quel que puisse être le degré du crime, il n’en reste pas moins une tuerie. C’est à ça que pensait Joseph en observant le énième corps de femme battu à mort qui gisait dans cette cave. Une cave sans vin destinée à déposséder un autre être humain de sa présomption d’existence.
Il ne savait pas à quel moment il avait dû perdre son âme pour continuer à exercer son métier. À quel moment ce n’était même plus une histoire d’abnégation ou de dévouement, mais une simple démarche pour survivre. Soit ça, soit le chômage. On continue donc à regarder ces corps morts sans rien ressentir, sans rien aimer, sans rien détester. On devient un fonctionnaire de l’observation passive. Et lorsque l’on arrive, rarement, à mettre la main sur un coupable, une nouvelle victime désincarnée vous appelle.
Cette fois-là n’était pas différente des autres. La routine des cadavres. 150 km sur une mauvaise route pour découvrir l’inéluctable répétition de la dégueulasserie humaine. Un bled perdu au milieu d’une campagne déserte. Encore un chaperon rouge sang bouffé par un loup trop maigre. Pas de mère-grand, pas de chasseur. Ou du moins, pas de chasseur bienveillant. Car c’était la seule piste pour l’instant. Le mari avait fui avec son fusil, et un fusil, ça laisse toujours des traces.
Joseph savait déjà qu’il retrouverait le tueur dans les bois alentour. Sa cervelle serait très graphiquement répandue sur le blanc du bouleau contre lequel il se serait assis pour se tuer. Un moyen très prisé des assassins pour éviter d’affronter la réalité de leur crime. Lâche jusqu’au bout. Aucun de ses rares amis ne croirait Joseph quand il leur raconterait que c’était le dixième en moins de sept ans. Parfois seul ou accompagné. Parfois nu ou habillé.
Joseph sortit de la maison et respira un instant cette brume légèrement humide du petit matin. Ça et le café étaient un de ses maigres plaisirs quotidiens liés au travail. « Une nouvelle victime d’un drame amoureux ». Ce serait sûrement le titre que le localier trouverait sans trop se forcer. Joseph imagina qu’un jour la vérité simple et sans contours soit réellement titrée. Du genre : « Un déchet produit par l’humanité a de nouveau, comme tant d’autres hommes, tué une femme. »
Il regarda sa vieille Casio, il était à peine 7 h 30. Il lui restait encore six heures à tirer avant de retrouver sa bulle confortable d’oubli. Chez lui. Devant un film ou une série. Il terminerait peut-être même le jeu vidéo commencé il y a un mois. En attendant, il devait remplir le formulaire X-24 V en trois exemplaires et finir la paperasse en retard. Il se retourna une dernière fois vers la vieille maison et repensa au localier. Une autre idée de titre lui vint à l’esprit : « chronique du patriarcat ». Ça ne le fit pas sourire.