Vanessa est ingénieure physique-chimie, entrepreneure et créatrice d’une des premières boutiques indépendantes de cigarettes électroniques à Paris. Voici son histoire…
Le texte est intégralement celui qui est sorti de la bouche de Vanessa. Je n’ai fait que l’arranger pour que son oralité soit lisible. Tous les passages entre parenthèses et en italique sont des précisions de ma part. Les parties précédentes sont ici : Les Aventuriers du Quotidien #3 : Vanessa (part.1) et Les Aventuriers du Quotidien #3 : Vanessa (part.2).
L’Oréal
Les (grandes) écoles, je n’y connaissais rien. Je savais juste qu’il y avait un classement qui devait être : X, Mines, Centrale, les Ponts et les ENSI. Déjà, j’étais un peu perdue (à la sortie de « Ginette »), je suis passée de première de la classe à bon dernier tiers. Après, je ne m’attendais pas à faire partie des premiers : moi j’ai eu 17,5 au bac et il y en a qui était là-bas avec 19,5… Tu avais des gens qui étaient là avec une moyenne de vingt au bac. Et avec les options, tu peux faire plus que vingt de moyenne au bac… Je passe donc les concours et je ne présente pas l’X (Polytechnique). Je ne me souviens plus où j’étais admissible, mais tout ce que je sais c’est que j’étais admissible là où je voulais. Moi je voulais ESPCI Paris — École Supérieure de Physique et de Chimie Industrielles de la ville de Paris. C’est la meilleure ENSI qui fait de la physique et de la chimie. Et après avoir réussi son concours, j’intègre cette école pour quatre ans.
C’est une école qui prépare à la recherche. Et, comme toujours, j’arrive et je découvre sur place. Et là je tombe sur un milieu que je ne connaissais pas qui est le milieu de la recherche. Tu as un tiers des parents des élèves de ma promo qui ont des parents chercheurs. Et je passe donc quatre ans dans cette école où je suis super mal. Je déteste. En fait, c’est un monde (celui de la recherche) terrible. Alors, ce n’est pas que lié aux gens, c’est aussi lié au manque de moyens qu’ils ont. C’est un grand centre de recherche en France, c’est un grand centre du CNRS, donc c’est des labos de recherche très renommés qui sont dans l’école. Et je passe quinze heures par semaine dans ces labos. C’est une ambiance qui est très triste. Manque de moyens. Un monde un peu comme en prépa.
Pour progresser dans le monde de la recherche, il faut être publié. Pour être publié, il faut faire des expérimentations, il faut trouver des résultats. Et pour faire des expérimentations, il faut un peu de moyens — du matériel — et puis il faut du temps et puis il faut des cerveaux. Et puis du coup, il y a toute une hiérarchie qui se crée. Ça commence par le stagiaire de l’école, puis ensuite tu as le thésard — parce que 80 % des élèves faisaient une thèse à l’issue —, tu as le maître de conférences, puis après tu as le patron du labo… Je ne veux pas dire des choses qui puissent être mal interprétées, mais, franchement, c’est un monde de requins où, du haut en bas, on vient piquer les travaux de ceux d’en dessous, pour mettre son nom sur des publications pour progresser et passer du bas en haut. Après avoir passé quatre ans dans ce milieu — il était hors de question que je me dirige un peu plus dedans (c.-à-d. faire une thèse) et puis je voulais aller dans l’industrie — j’ai fait un DEA très appliqué de Génie des Procédés.
J’ai fait mon stage de DEA et été embauchée en tant que salariée dans le même service, chez L’Oréal. Ce service-là développe les procédés de fabrication des jus. Les jus c’est ce qu’il y a à l’intérieur en cosmétique, le contenu. La crème, le shampoing, l’après-shampoing, tous les contenus. Et donc, nous, on travaillait sur l’amélioration des procédés de fabrication des jus cosmétiques. Et j’ai passé quatre ans là-bas, à Aulnay-Sous-Bois. J’avais un patron extraordinaire qui m’a sorti le cul de mon milieu d’étudiant et m’a appris ce que c’est que de bosser. Quelqu’un de bienveillant, exigeant, rigoureux. Une personne merveilleuse. En quatre ans, je suis devenue une grande…
À l’époque, quasiment tous les ingénieurs de L’Oréal sortaient des grandes écoles. Il y avait peu de gens qui sortaient de la fac. Et au bout de quatre ans, en sortant de là (du service, donc, qui est une espèce de centre fonctionnel permettant aussi de former les futurs ingénieurs de L’Oréal), tu deviens opérationnel en tant qu’ingénieur de productions dans une usine. J’étais un très bon élément et les bons, ils vont à Monaco. Parce qu’il fait beau à Monaco. Donc je suis parti en tant qu’ingénieur de production là-bas. J’habitais Nice et j’ai travaillé un an et demi à l’usine de Monaco qui fabriquait les produits Biotherme et Helena Rubinstein à l’époque.
(Je lui demande s’il y avait beaucoup d’autres femmes ingénieurs chez L’Oréal)
Ça commençait. Moi, au moment où j’étais dans le service, on était dans une proportion d’une sur trois, à peu près. Ce qui est énorme. À l’époque, c’était beaucoup plus que la moyenne dans l’industrie et c’était même plus que la moyenne des ingénieurs. Et pendant cette période où j’y ai été, à un moment, ça a été jusqu’aux abus. Ils ont vraiment mis l’accent sur les étrangers et les filles. Il y a eu une grosse grosse période – pendant un peu plus d’un an, courant 2000 – où c’était le « je veux trop bien faire ». J’ai trouvé qu’il y avait des gens qui étaient embauchés parce que c’étaient des filles étrangères et que, peut-être, elles n’auraient pas mérité d’être embauchées si on n’était pas rentré dans ce truc-là. Tout ça pour avoir une société (L’Oréal) qui donne l’image de la mixité…
Je passe donc un an et demi à Nice. Mon futur mari était à Paris, moi là-bas, et il y avait tout un tas de choses qui n’allaient pas sur place, qui ne me convenait pas : dans la gestion de ma carrière, dans… Je n’étais pas bien. Normalement, ingénieur de prod’, c’est plutôt deux, trois ans et moi, je n’y reste que seize mois. Et puis je déteste Nice. C’est effroyable, je suis malheureuse comme la pierre. D’une part, il y a mon mec qui est à Paris et d’autre part, c’est une ville effroyable : c’est vieux, c’est raciste, c’est fasciste. Et c’est fermé à tout ce qui ne vient pas d’un environnement de 20 km autour. Moi j’avais un collègue à l’usine qui venait de Montpellier (avant de s’installer à Nice), il avait des filles scolarisées, ça faisait quinze ans qu’il était là et il m’a dit un jour : « Vaness’, ne t’inquiète pas de ne pas être acceptée comme Parisienne, moi ça fait quinze ans que je suis là, mes seuls potes, ce n’est pas des Niçois ». Donc je remonte dare-dare à Paris…
On est en mai 2003. J’ai un peu mis un gros frein à ma carrière à ce moment-là. J’aurais dû normalement passer responsable de fabrication, c’était ce qui était prévu pour moi, mais quand j’ai dit que je voulais rentrer (à Paris), ce n’a pas été bien vu. Ça se fait peut-être plus aujourd’hui, mais tu ne dis pas non à un responsable de fab’ en lui expliquant que tu veux rentrer sur Paris parce que tu veux retrouver ton amoureux. Ceci dit mon ange gardien (son ancien patron qui dirigeait le service où elle a débuté dans l’entreprise), qui a une grosse influence chez L’Oréal, fait en sorte que ça se passe bien et que j’obtienne le poste que je dois avoir.
Je vais donc faire un truc qui me bottait depuis longtemps qui est un poste super intéressant que je fais les quatre années suivantes. C’est dans le développement et ça s’appelle « chef de projet pour les lancements des nouveaux produits ». C’est le chef d’orchestre de toute la phase de lancement de produit qui va durer un an et demi. Je faisais ça pour les produits « homme, corps et solaire » de Biotherme. Et c’est passionnant. C’est passionnant parce que tu vois tout en fait. Même si tu es le fusible… Comme tu es au milieu, quand il y a quelque chose qui ne va pas bien, c’est ta faute. Si le marketing n’est pas content après l’usine, c’est toi qui te prends la claque et c’est toi qui vas mettre la claque à l’usine. Ils n’ont pas les mêmes intérêts le marketing et l’usine, par définition. Le marketing il veut les choses vites pour pas cher et l’usine veut fabriquer un produit parfait, mais elle doit respecter des délais et un temps de développement. Et le marketing, il n’aime pas ce délai-là. C’est le conflit industrie/marketing.
Ce métier-là je l’ai fait pendant quatre ans et, entre-temps, j’ai eu deux enfants. Ils ont quatorze mois d’écarts, ce n’est pas beaucoup… Et quand je suis revenu de mon deuxième congé maternité, j’ai encore eu un poste super intéressant qui était aux achats. Je faisais les achats des articles de conditionnements pour les parfums de la division luxe. Chez L’Oréal, tous les acheteurs sont ingénieurs — car quand tu achètes des flacons plastiques et que tu n’as pas la connaissance de ce que c’est que de les fabriquer, comment tu vas pouvoir savoir combien ça coûte de les fabriquer ? Ce n’est pas marchand de tapis, les achats ; les marchands de tapis se font à la limite à un niveau supérieur (de l’entreprise). C’est très technique comme boulot.
Puis pas longtemps après, je me fais débaucher par Coty. C’est un petit groupe — 5000 employés, dix fois mois que L’Oréal à l’époque — qui ne fait que travailler en franchise. Ils développent beaucoup de parfum, beaucoup de gels douche. Tout en franchise. Les gels douche Adidas, les parfums Kilie Minogue, Kate Moss, tout ça… Et je vais chez eux parce que je vais trouver exactement ce dont je suis à la recherche. Ça fait dix ans que je suis chez L’Oréal et que je commence à saturer de la taille de l’entreprise. Et puis je commence à avoir besoin d’un champ d’action plus large… Et puis de toute façon, je commençais à ne plus avoir ma place là-bas (chez L’Oréal) : je suis trop grande-gueule, je dis trop ce que je pense… L’Oréal a été une expérience merveilleuse, je suis reconnaissante envers ce groupe. J’ai rencontré des gens fantastiques. Je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui. J’ai appris à être forte, j’ai appris à me prendre des claques, j’ai appris plein de choses. Mais il fallait que j’en parte, c’était trop gros. Chez L’Oréal, quand tu es un sur 50 000, si tu fais une connerie, il n’y a aucune répercussion. Si tu fais quelque chose de bien, il n’y a aucune répercussion non plus. Il y a toujours quelqu’un avant ou après. Moi j’avais besoin d’avoir un champ d’action plus large et de voir les répercussions sur le marché, de voir les répercussions pratiques de mon travail. Quand on est dans une boîte de 50 000 personnes, on est un pion finalement. Moi, c’est ce côté pion qui commençait à m’épuiser, ça ne me convenait plus. Donc je pars chez Coty.
Et là pendant un an et demi je refais chef de projet, c’était super. Je fais ça dans une usine qui était à 40 km de Barcelone. Ce qui est génial c’est que du coup je retrouve mon espagnol que j’avais oublié depuis dix ans. Je me remets à parler espagnol tous les jours… Au bac j’ai fait anglais, allemand, espagnol et je parlais couramment les trois langues. J’ai une appétence pour les langues incroyable. J’adore. Je pense en anglais. Il ne faut pas me demander pourquoi, mais je pense en anglais… J’adore les langues étrangères.
Et puis arrive une cheffe que je n’aime pas trop qui est un pion qu’on essaie de mettre quelque part et qui est absolument incompétente. Et en parallèle de ça, ma sœur — elle est designer industriel et a travaillé dix ans chez Vuitton — crée une marque de maroquinerie très très haut de gamme. Ce sont des objets faits à la main pièce par pièce et qui tournent tout autour de l’intemporalité, la durabilité, les objets qui restent, qui ne vieillissent pas, qui ne changent pas de mode… La marque est en sommeil depuis quatre ans pour l’instant et elle s’appelle Ragazze Ornamentali.
La suite mercredi prochain.
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