Lamine est démonstrateur en grand magasin et veut devenir pâtissier. Il a été juriste, chef d’entreprise et élu PS. Voici son histoire…
Le texte est intégralement celui qui est sorti de la bouche de Lamine. Je n’ai fait que l’arranger pour que son oralité soit lisible. Tous les passages entre parenthèses et en italique sont des précisions de ma part.
Le Grand-Père
Moi, je suis né à Alger. Je suis venu en France à l’âge de six mois, je suis reparti à l’âge de six ans et je suis revenu à l’âge de 18 ans. À six mois parce que j’ai choppé une embolie pulmonaire à ma naissance. Et comme à cet âge-là, les poumons ne sont pas encore formés, le médecin avait prévu que je contracte de l’asthme, donc ils (les parents de Lamine) m’ont amené ici en France à Paris à Necker, l’hôpital pour les enfants. J’ai été traité jusqu’à l’âge de six ans et j’ai suivi ce qu’on appelle une désensibilisation, parce que c’est un allergène en fait ce que tu chopes. Ensuite, à six ans, je suis retourné en Algérie. J’ai donc fait ma maternelle en France, chez mes grands-parents.
Mes grands-parents maternels — du côté paternel, je ne les ai jamais connus — faisaient l’aller-retour entre la France et l’Algérie. Ils viennent de Constantine, de l’est de l’Algérie. Mon grand-père était orphelin très jeune et il était dans la restauration. Il a monté son restaurant (de cuisine française) et, assez rapidement, il y a eu la Deuxième Guerre Mondiale. Du coup il est monté à Paris parce que les Allemands avaient pris l’Afrique du Nord et lui avaient pris son restaurant. On est en 41-42. Ils ont préféré aller à Paris occupé plutôt que rester à Alger occupé, parce que les Algériens n’étaient pas considérés comme Français (par les autorités allemandes). Ce n’était pas les mêmes conditions : on lui prend son restaurant, on lui prend sa baraque, il se barre. Il revient en Algérie à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Les Américains sont là et lui redonnent son restaurant même s’ils l’occupent une petite année pour s’organiser. Et quand ils partent, en compensation de leur occupation, ils lui refont tout : les boiseries, les peintures. Ils lui rendent un restaurant nickel. Donc lui, il reste à Alger parce qu’il est content.
Juste après, il y a eu les événements de Sétif. Les gens manifestaient pour fêter la libération, car ils ont fait la guerre aussi. Ils sont Français, ils ont libéré le pays aussi. Ils manifestaient donc pour ça et pour avoir plus de droits. Car il faut savoir que les Algériens étaient indigènes, ils étaient Français indigènes ; ça veut dire qu’ils n’avaient pas droit aux mêmes droits que n’importe quel Français. Sétif est à trois quarts d’heure de Constantine (là où habitaient les grands-parents de Lamine), donc là-bas, forcément, ça a un retentissement très fort. Mon grand-père n’est pas un violent, il est contre la guerre. C’est un antimilitariste convaincu — et convaincant… Et il décide de rentrer dans la révolution, mais sur la branche politique, pas la branche armée. L’idée c’est d’avoir plus de droits, il ne demande pas l’indépendance.
C’est en 54 que la guerre (d’indépendance) commence réellement et il perd une deuxième fois sa baraque et son restaurant. Il perd tout ça parce qu’il avait le drapeau algérien dans son bureau et qu’un de ses employés l’a dénoncé. Sachant que dans son restaurant, qui vient manger ? Des généraux, des colonels, des commissaires… Il se fait alors arrêter et torturer. Et ce n’était pas un interrogatoire musclé comme disaient les généraux. Non. Quand on te fait boire de l’eau et qu’on te met de l’électricité dans les fesses, non, ce n’est pas « musclé ». C’est d’ailleurs pour ça que ma mère était aussi rentrée en résistance, avec le FLN. Pas du tout pour libérer l’Algérie, mais parce qu’on avait touché à mon grand-père. Parce que la France a torturé mon grand-père. Elle faisait le transport d’arme et c’est comme ça qu’elle a rencontré mon père qui faisait exactement la même chose. Et, pour revenir à mon grand-père, c’est un colonel (métropolitain), qui est ami avec lui, qui apprend qu’il a été arrêté et qui le libère. Il lui dit : « Il faut que tu partes ! ». Donc, retour en France.
Il crée un restaurant à Saint-Michel (Paris) et prend un peu de recul avec la guerre. Surtout que c’était rentré dans la phase très violente, donc ça ne l’intéressait plus vraiment. Et là il rencontre l’abbé Pierre… Il faut savoir que sur la place du Châtelet (qui est à deux ponts du quartier Saint-Michel), l’abbé Pierre faisait la soupe populaire à ce moment-là. Et à chaque fois qu’il y allait (distribuer les repas), il se rendait compte qu’il n’y avait pas beaucoup de monde. Et en demandant « où sont les gens ? », on lui répond « chez Monsieur Bentaleb », donc il y va. Et qu’est-ce que faisait mon grand-père le soir ? Il ouvrait les portes, il remettait le couvert et faisait rentrer les clochards, qu’on n’appelait pas encore SDF. Il les faisait rentrer et il les faisait manger. Tous les soirs. Pas les restes, hein ! À l’époque c’est la cuisine française traditionnelle, donc tu ne peux pas prévoir d’en faire pour dix ou quinze ou vingt… Du coup l’abbé Pierre et mon grand-père deviennent potes. Et comme il adorait bricoler, il va même dans son château dans le Nord (à l’abbé Pierre) pour l’aider à faire des trucs pour les sans-abris.
En 58-59, la branche armée du FLN est en train de perdre la guerre, il n’y a plus rien dans les maquis. Puis il y a le retour du général de Gaule. Puis l’OAS est créée et fait perdre la guerre à la France, entre guillemets. Ils ont essayé deux fois d’abattre de Gaule, une fois avant l’indépendance et une fois après. Du coup de Gaule décide de parler avec la branche politique (du FLN), en disant : « Ben voilà, là-bas, les généraux ils ne veulent pas m’écouter, ils ont décidé de prendre le pays, du coup moi je discute avec les autres ». Alors, forcément, on rappelle mon grand-père, vu qu’il était à l’origine de la branche politique du FLN. C’était un responsable au même titre que Ferhat Abbas ou Ben Bella. Donc ils lui disent qu’il faut qu’il vienne discuter pour fixer avec eux les conditions de l’indépendance. Les accords sont conclus avec de Gaule et il peut enfin retourner en Algérie.
Il ne retourne pas à Constantine, il reste à Alger. Et là, il y a l’Armée de Libération Nationale, je crois que ça s’appelait comme ça, l’ALN, menée par Boumédiène — tortionnaire — qui dit à Ben Bella, le représentant légal : « Tu te mets président et tu me donnes le poste de ministre de la Défense sinon, moi, j’arrive avec l’armée et je marche sur Alger ». Donc, déjà, ça commence mal, l’indépendance… Et on demande à mon grand-père s’il veut un poste. Lui il répond : « Moi je suis dans l’hôtellerie et la restauration, voire le tourisme, mais il est hors de question que je fasse parti de votre truc. Vous ne m’aurez pas une deuxième fois, c’est bon… ». Donc, il se retrouve dans l’endroit où il y a toutes les ambassades à l’époque. Il organise les réceptions, tout ça. Et puisqu’il ne fait pas chier, Boumédiène l’a à la bonne. En 65, Boumédiène met Ben Bella en prison et se nomme président.
Mon frère est né en 62 et on a eu un frère entre lui et moi, mais il est mort à quatre ans dans un accident. Moi j’arrive en 72. Et juste un peu avant ma naissance, Boumédiène a commencé à durcir et du coup mon grand-père veut se casser. Il ne cherchait pas la guerre, lui. Il ne voulait pas la guerre. Alors que Boumédiène, c’était plutôt du genre « j’exécute ». C’était un dictateur sanglant. Donc mon grand-père se barre. Et c’est une tante qui n’a jamais voulu quitter la France qui l’installe : un petit restaurant, banlieue parisienne. À l’époque il n’est déjà pas loin de la retraite. Et donc, en 72, je suis accueilli chez mes grands-parents, à Stains, où ma tante médecin me fait faire les aller-retour à Necker pour mes désensibilisations. Et je pars au décès de mon grand-père en 78. Crise cardiaque.
(Étant donné qu’il m’a raconté spontanément l’histoire de son grand-père, j’étais curieux de savoir ce qu’il en était de sa grand-mère.)
Il a connu ma grand-mère quand ils étaient tout petits dans les années trente. Ils se sont mariés en 37 ou 38. Juste avant la naissance de ma mère, elle est née en 39. Ma grand-mère, c’est la cuisinière. C’est elle qui cuisine. C’est la chef. On l’appelle patriarche. C’était le parrain. C’est elle qui décide. Ce n’est pas mon grand-père, c’est elle qui prend les décisions. Elle a eu treize enfants. J’ai donc douze oncles et tantes du côté de ma mère. Il y en a qui sont nés en France, d’autres en Algérie.
La suite mercredi prochain.
Top!
La photo est pas piquée des vers non plus!
Vite la suite! 🙂
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Merci ! Et merci aussi pour cette expression de 1857 😉
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