Lamine est démonstrateur en grand magasin et veut devenir pâtissier. Il a été juriste, chef d’entreprise et élu PS. Voici son histoire…
Le texte est intégralement celui qui est sorti de la bouche de Lamine. Je n’ai fait que l’arranger pour que son oralité soit lisible. Tous les passages entre parenthèses et en italique sont des précisions de ma part. La première partie est ici : Les Aventuriers du Quotidien #2 : Lamine (part.1).
Retour en Algérie
Mon grand-père meurt donc en 78. Même à Alger, les gens sont choqués. Tout le monde connaissait mon grand-père. On rapatrie son corps en Algérie et à ce moment-là mes parents décident de me récupérer, ce qui est normal. Je commence mon CE1 direct en Algérie, à l’école française. Je suis à ce qu’on appelle l’office français, c’est ce qu’on met sous le nom de « lycée Descartes ». Ça va de la maternelle au bac.
Donc j’arrive à six ans là-bas. J’ai fait mon enfance et mon adolescence en Algérie. Et à 18 ans je reviens de moi-même en France. C’est une histoire de « je pars, je reviens, je pars, je reviens ». Je reviens en 89 exactement suite aux mouvements à Alger où il commence à y avoir le F.I.S et les islamistes. Ils ne vont pas prendre le pouvoir parce qu’ils ne l’ont jamais pris, mais gagner les municipales déjà… Première élection démocratique (du pays).
(Lamine contextualise ce qui va déterminer son retour en France.)
Il faut savoir que tout est centré à Alger, tout se passe là-bas. S’il se passe un truc à Alger, c’est toute l’Algérie qui prend et il y a des manifestations qui sont prévues par les syndicats. Il y a toujours eu des manifestations, même si c’est une dictature communiste stalinienne. (Lamine décrit alors la situation politique de l’Algérie à la fin des années 80.) Toutes les grosses entreprises appartiennent à l’État. Tu n’as pas de produits qui viennent de l’étranger. Tout ce qui vient de l’étranger est régulé par l’État. Moi, je venais en France pour manger des bananes ou des trucs comme ça, parce qu’il n’y en avait pas en Algérie. Quand il y avait un arrivage, c’est exceptionnel et c’est dans des petites succursales où tu rentres et il n’y a rien. Mais les gens ne meurent pas de faim, les gens vivent bien, ils ont tous un toit. C’est l’État qui gère tout, quoi. C’est toujours la devise : « Du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
Mais malgré tout, c’est un communisme à l’algérienne. Donc les gens manifestent, les gens font grève, les gens gueulent, les gens insultent le gouvernement. Ce n’est pas « ferme ta gueule » là-bas, c’est « cause toujours ». Tu vas voir un ministre et tu lui dis : « vous êtes un assassin », il te fait : « Oui et alors ? Qu’est-ce que tu vas me faire ? Rien ? Alors, rentre chez toi… ». Pour résumer, hein, c’est un peu comme ça que ça fonctionnait là-bas.
Donc les gens manifestent, mais le truc c’est que cette manifestation-là (celle qui va le décider à retourner en France) a été générale. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas que les syndicats. Parce qu’après l’opulence des années 70 — l’Algérie était le premier producteur de gaz naturel — il y a les années 80 et ça devient plus dur. L’inflation arrive et les gens commencent à en avoir marre et à tirer la langue. Donc grosse manifestation. Or, il y a un parti unique, le FLN, qui sent bien cette grogne-là et qui se dit : « C’est peut-être le moment de dégager le président ». Parce qu’en fait, tous les présidents de l’Algérie, à part Ben Bella, ne sont pas issus du FLN, c’est tous des généraux. Ce sont tous des militaires. Et après, le FLN fait sa tambouille autour. Et là il voulait en profiter pour mettre quelqu’un de chez eux.
Chadli (Chadli Bendjedid, le président alors en place) n’était pas réputé pour être agressif. C’était plutôt le bon père de famille avec la petite moustache blanche, les cheveux blancs, toujours le costard… Mais il va comprendre le petit manège du FLN avec ses menaces de grève et de manifestation et il décide de prendre la parole. Et là il attaque tout le monde : il attaque tous les corps de métier, il attaque le FLN, il attaque les syndicats, il attaque les enseignants, il attaque même les Algériens qui vivent en France en leur disant : « ils ne veulent pas revenir ? Eh bien qu’ils restent là-bas, je n’ai pas besoin d’eux. » Il n’en fallait pas plus au FLN pour dire : « Ah ben vous avez vu, il commence à perdre la tête, il est complètement fou ce président ! ». Mais le président il sait qu’il a la force avec lui parce qu’il est chef des armées et qu’il est général. On ne peut pas l’atteindre.
Donc manifestation monstre et des petits voyous de mon quartier me disent : « cet après-midi, tu ne reviens pas à l’école ». Je leur demande pourquoi et ils me répondent : « Ça va merder. Tu prends tes copains, ta copine et vous vous barrez tous. Surtout, ne revenez pas ici ». Et on comprend très vite, parce que dès qu’on sort on voit les voitures brulées, tout ça… Je rentre chez moi et mon père m’appelle pour me dire de rester à la maison. Bon, on se dit que c’est juste des manifs un peu plus violentes que d’habitude, mais ça va durer près de deux mois… Et là il y a des morts. Parce que le FLN qui est censé gérer ça dans les villes — les CRS, la police — est débordé de partout. Ça vient dans tous les sens. C’est allé au-delà des syndicats, la population elle-même est descendue dans la rue. Donc qui peut sauver la situation ? Le président lui-même. Et il apparaît à la télé le soir même, mais il n’a plus son costume trois-pièces habituel. Non. Il est en habit militaire et les étoiles, elles sont là. Je me souviens de mon père qui regarde et qui dit : « ça y est, c’est la merde ». Ça veut dire que le FLN et ses CRS vont être renvoyés dans leur caserne et que demain, ce sera l’armée qui sera dans la rue. Et c’est là que ça commence et qu’il y a des morts…
Et à l’intérieur de toute cette histoire, tu as les islamistes. Ils ont toujours existé — amenés par Boumédiène, à l’époque, il les avait créés comme milice — mais ils n’étaient pas grand-chose. On les appelle juste les FM — les Frères Musulmans. Ils font leurs trucs dans leurs mosquées. Tout le monde s’en fout en fait. On n’en a strictement rien à foutre d’eux. Les gens sont au bar en train de boire une bière pendant que les autres ils sont en train d’appeler à la prière ou machin. On s’en fout complètement. Mais on ne se méfie pas alors qu’en fait, ils sont là, eux. Dans les quartiers populaires, ils font leur boulot. Ils sont toujours présents. Ils participent aux émeutes en allant chercher les gens : « Sortez dans la rue ! Dieu est avec vous, les balles vont vous éviter ! ». Et forcément au bout d’un moment l’armée tire dans le tas. Alors les FM disent « Regardez l’État, ce qu’il fait à nos enfants ! » alors que c’est eux qui les ont envoyés à la boucherie. Mais ils sont là, ils sont présents.
Et au bout de trois semaines, un mois : couvre-feu. Donc on passe à un cran supérieur. 22 h, plus personne dehors et on tire à vue. J’ai vu des chars passer dans ma rue, j’ai vu des gens mourir… Ça devient très très chaud. Et toujours avec le même esprit rebelle de certains qui, à 22 h, sortent dans la rue et vont insulter les militaires. Et là, deuxième coup du président : « On va passer au multipartisme, terminé le parti unique ! ». On est en 88 et il est en train de tuer le FLN. Et le premier nouveau parti qui se crée : le FIS. Forcément. Eux ils étaient déjà structurés. Ils étaient interdits, mais ils étaient toujours là. Il y a même des gens du FLN qui les ont rejoints. Ils prennent donc vite de l’ampleur.
Il y a d’autres partis qui se créent — le RCD, etc. — mais le parti qui caracole vraiment à ce moment-là, c’est eux. C’est un vrai parti populaire. Donc ils gagnent les élections municipales. Et là on commence à avoir peur parce qu’il y a ces histoires de charia et qu’il y a les démonstrations de force avec des stades entiers remplis où des gamins récitent le Coran. Ils veulent interdire la musique, interdire la culture. Les gens, le problème qu’ils ont, ce n’est pas un problème de religion, ils savent qu’ils ont la foi, ce n’est pas le problème. Le problème c’est manger, avoir du boulot, avoir un toit. C’est très terre à terre et le FIS ne répond pas à ça.
Et là le président se dit : « Je veux bien que ce soit la démocratie, mais si je ne dois pas gagner, ce n’est pas bon ça. La démocratie, si je gagne, pourquoi pas. » Il profite alors d’un attentat qui a lieu le jour de la fête nationale, le cinq juillet, pour interdire le FIS. Et il fout en prison les responsables du FIS. Et là mon père dit à ma mère : « c’est une très mauvaise décision, Lamine, il ne reste pas en Algérie. » Et donc, là, je me barre en 89. Je retourne à Stains chez ma grand-mère, qui est alors à la retraite, et je fais mon premier trimestre au lycée. Et depuis, je ne suis pas retourné en Algérie.
La suite mercredi prochain.
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